Ce qui rend mon métier de coach passionnant, chaque séance émouvante, c'est la construction du récit. On récrit à deux l'histoire que mon client apporte. La réalité est un mirage, la seule vérité, c'est le récit. Quelle histoire on se raconte, comment elle s'harmonise avec ce que nous vivons et nous permet de continuer de tisser un récit cohérent avec notre vie, en lui prêtant son sens... Il n'y a rien d'autre. Nous sommes pétris de récits.
L'ultime achèvement du récit, c'est le livre. Pas parce qu'il raconte une histoire vraie, ni même une histoire inventée qui "ment pour dire la vérité" : le livre raconte avant tout celui qui écrit, le retourne comme un gant, l'intérieur montré, le plus caché dehors, livré. L'écrit est une béance de l'être. L'écrivant est photographié de l'intérieur par son bouquin : croyant écrire une histoire, il ne trahit que la sienne, celle qui se passe en lui, que souvent il ignore. Il écrit pour qu'elle se livre à lui, d'abord.
Son regard sur le monde imprègne tout le corps du texte, c'est cela dont parle son livre. : ainsi la jouissance ou la douleur traverse un corps dans ses moindres cellules et lui révèle sa voix. Quelle transfiguration va opérer ce regard sur ce qu'il choisit ? Que fait ce démiurge de notre commune réalité et comment la recrée-t-il à son image ? Car ce regard peut aussi opérer comme un toxique ou un stupéfiant, et on referme le livre hébété ou nauséeux.
Si l'on veut comprendre quelqu'un, il faut comprendre son récit et d'où il récite. C'est mon métier. Peut importe le sujet, il n'y a qu'à regarder le monde de son livre pour prendre connaissance en même temps que l'auteur de ce qu'il nous découvre : lui-même. Même mort, il reste l'intemporel contemporain de son écrit, dans le présent perpétuel de la lecture. Ainsi fait la personne qui entre dans mon cabinet : quel que soit son problème, elle raconte à travers son récit qui elle est, et le découvre en même temps chaque fois.
Comment un auteur pourrait-il cacher qu'il a un regard d'entomologiste comme Proust, un regard en rut, comme Miller, un regard abimé dans la profonde poésie des rapports cachés entre les choses, comme Bobin ? C'est un regard comme celui-là qui va plonger dans le nôtre jusqu'à l'âme, lors de notre rencontre amoureuse avec leur livre.
Comment certains auteurs à la mode espèrent-ils cacher le vide de leur regard, un regard qui semble peint, stylisant tellement les sentiments et les êtres qu'ils en font des coquilles creuses où chacun peut projeter à loisir ce qu'il veut, sans aucune chance de rencontrer jamais autre chose que ce qu'il y met lui-même inconsciemment. N'est-ce pas ainsi qu'opère la pub, cet ersatz de l'art, disposant cyniquement comme des chausse-trappes, d'attrayantes formes vides autour de ce qu'elle vend ? Chacun pourra les remplir de ses désirs habilement éveillés, qu'aucun achat pourtant ne pourra jamais assouvir. Le non-lieu de la rencontre, l'agonie programmée du désir est-elle en train d'infiltrer la littérature ?
Qui est l'auteur de ce livre sur ma table? L'agencement plus ou moins agréable de sa prose est secondaire. Ce qui compte, c'est le philtre qu'il me tend, qui s'interpose dès que j'ouvre le livre entre le monde que je crois connaître et moi. Le temps de la lecture, ce filtre va profondément remanier ma réalité, parfois encore longtemps après, parfois pour toujours. Je l'espère. Voilà qu'à travers lui, un aspect de ma vie est étrangement recoloré, un autre illuminé d'une conscience nouvelle, tandis que sur tel autre, un brouillard soudain est tombé, enveloppant de mystère ce que je croyais repère et éveillant ma curiosité. C'est ce qui arrive à qui vient travailler un problème.
Tel aspect est démesurément grossi et tient toute la place dans la réalité du roman ou du récit : parfois ce sont les sentiments, parfois les décors, l'atmosphère ou les relations. Mais toujours, l'auteur peint la réalité à ses couleurs, nous donne à entendre quelle musique se joue dans son monde, comme le fait celui qui vient me consulter. Il y a des univers qui enrichissent le mien, d'autres que je peux incontestablement éclairer, et ceux dont j'aurais peur, en les approchant, qu'ils ne contaminent mon propre regard et par leur désespérante indigence ou leur désenchantement, ne lui enlève de son pouvoir d'émerveillement.
Qui est
la personne qui vient se
raconter ? Sa problématique actuelle devient secondaire, ce qui
compte c'est qu'elle cesse de la subir, qu'elle en devienne l'auteur, “s'autorisant" à prendre la main sur sa propre existence, rien
qu'en reconfigurant son regard. On retisse ensemble la mystérieuse intelligence
entre les choses qui fait le prix inestimable des bonnes narrations. Ce
dénominateur invisible qui restituera à l'histoire son sens, à l'aléa sa
pertinence, à l'existence sa direction, est une grâce... Oui, mais toute vibrante de
fragilité, et combien vulnérable aux courants d'air du doute ! Oui, ce n'est
qu'un récit, pas même un écrit....
Mais il brille, comme la flamme improbable et providentielle qui guide le héros perdu dans la forêt des contes, et sert d'étoile du berger à sa destinée...
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