Je me suis réveillée ce matin avec en tête un petit morceau d'une chanson que je n'avais plus entendue depuis l'adolescence, juste le refrain. Je l'ai cherchée et écoutée avec émotion. Retrouvant à mesure les paroles qu'à ma surprise je savais toujours, je me suis rendue compte qu'elles m'ont profondément influencée.
Chacun des vers est comme une prescription que je me suis attachée à suivre à la lettre. Et je l'avais oubliée ! Aznavour n'est pas un chanteur favori, ni maintenant, ni à l'époque, mais les mots, tous les mots de sa chanson, je les ai aimés, je les ai retenus, et puis, sans même le savoir, je me suis attachée à les vivre, à les incorporer à ma vie jusqu’à pouvoir les dire pour mon compte.
N'est-ce pas extraordinaire, notre capacité à élire dans la profusion du réel, les êtres, les idées, simplement les mots parfois, qui seront les balises de notre vie ?
Je me souviens d'une paysanne en Inde, qui avait plein son tablier de petits brins courts de cocos cardés, qu'elle roulait entre ses doigts avec une dextérité merveilleuse pour en faire de la ficelle. C'est de la même façon que nous avons su distinguer et saisir au vol tout au long de l'enfance et de l'existence, des modèles, des personnes ressources, des principes, des brins d'expérience, dont nous avons tressé le fil de notre vie. Nos filiations.
La paysanne indienne nous montra aussi comment sa ficelle roulée pouvait s'effilocher facilement, juste en tirant dessus, mais que lorsqu’elle était retordue sur elle-même, elle était à l'épreuve des poids les plus lourds. Ainsi est pour nous l'art de retordre notre expérience sur elle même, en la repensant, en la narrant à nouveau, à la lumière de la maturité.
Pourquoi ai-je, à 18 ou 19 ans, saisi et décidé de garder dans un coin secret de ma mémoire les maîtres-mots de cette chanson, et même le titre du feuilleton dont elle accompagnait le générique: La Lumière des Justes, d'après le roman de Troyat que j'avais lu plusieurs années auparavant. "La lumière des Justes"... Les justes diffusent donc une lumière spéciale qui éclaire le monde ? Qui est un Juste ? Dans quel sens ? De quelle justice s'agi-t-il ?
Une vie pour répondre à ces questions, pas même posées, à peine induites par une phrase, un titre, le mystère de quelques mots au sens scellé. Pourquoi les avais-je choisis entre les milliers qui m'atteignaient chaque jour de ma jeune vie ? Tandis que je les oubliais ensuite, mon être lui, s'appliquait à les mettre inlassablement au centre de ma vie et à me faire souffrir chaque fois qu'ignorante de sa loi, aveugle à l'évidence, sourde à mes désirs profonds, je m'éloignait de ce centre pour satisfaire les désirs bien légitimes de ma personnalité.
Car en nous, c'est l'être qui opère ce genre de choix, c'est lui qui se fait entendre, qui se qualifie soudain, hors des préférences, des influences ou des déterminismes qui forgent notre personnalité. En nous l'Etre et la Personnalité n'ont pas les mêmes rythmes, les mêmes penchants, ni ne poursuivent les mêmes buts.
Notre personnalité, elle est d'abord le résultat de ce que notre culture, notre milieu, nos proches ont voulu de nous, et ce que nous avons pu leur en accorder, parfois au prix d'énormes efforts, en échange de l'amour et de l'appartenance dont nous avions absolument besoin pour grandir. Puis nous l'avons forgée par nos choix, par nos actions, par les images précieuses auxquelles nous avons voulu que notre vie ressemble. Auxquelles nous avons même presque tout donné pour que notre vie ressemble : un amour, un couple, une famille, une maison, un métier, une réussite ... Que n'avons-nous payé comme tribut à ces images ! Notre personnalité est toute pétrie de ces combats parfois sanglants, victoires et défaites confondues.
Notre être lui, nous a parlé tout ce temps, d'une petite voix qu'il faut faire silence et tendre l'oreille pour entendre. Il nous a parlé de ce que nous sommes vraiment, de la vraie place qui est la nôtre, de notre beauté unique, de la mission que nous serions en mesure d'accomplir si seulement nous parvenons à voir assez clair pour la découvrir avant qu'il ne soit trop tard, la découvrir maintenant, "tant que nous avons encore de la lumière" comme préscrivaient Sainte beuve, Mauriac, Proust...et les évangiles.
En écoutant à nouveau cette chanson ce matin, j'ai été admirative du programme qu'elle contient: mourir et renaitre à moi-même, fleurir infatigablement; me connaître et parler couramment ma langue à moi, par ma voix; avoir le 1er rôle dans ma propre vie; saisir par miracle d'éblouissantes bribes des structures cachées du monde; humer les subtils courants de mon temps et sentir passer parfois sur ma vie, l'aile majestueuse des siècles...
Et puis encore, mettre les cents façons d'aimer au centre. Echapper aux lieux communs de l'amour, de la fidélité, du sexe. Echapper au chantage de toutes les conventions "ménagées tout au long de la vie comme des abris publics" ainsi que le disait déjà Rilke il y a plus de 100 ans. Accepter de me montrer vulérable, "les givres de mon coeur" éteincelant en pleine lumière. Chercher ma vérité, celle de l'autre, chercher l'Union, la divine intimité que seuls, peuvent vivre ensemble de véritables pairs.
Etre et personnalité enfin réunis, danser ma propre danse et aucune autre. Tout le programme était déjà fait, résumé dans cette chanson-source et dans tant d'autres brins de sens dont j'ai rempli mon tablier au long de mon chemin et tressé le fil de mes jours...
Pour les curieux : La chanson et les paroles
Être, renaître ma naissance
Dans une aube de craie
Sous la lune de sang
Aux termes d'un hiver mourant
Être, émerger du silence
Voir briller au soleil
Les givres de mon cœur
Présage d'un printemps meilleur
Être le fruit et la semence
Dans un sol épuisé
Et fleurir en exil
Comme un arbre éclatant d'avril
Être, apprendre à me connaître
Garder les yeux ouverts
Et n'être rien qu'un être
De chair
Pour aimer jusqu'à la mort
Et au-delà peut-être
Être l'âme séparée du corps
Pour aimer jusqu'à la mort
Même au-delà encore
Être la voix de mes naufrages
Le verbe retrouvé
Lavé de tout défaut
Epousant le chemin des mots
Être, échapper au chantage
De tous les lieux communs
Eteindre mes volcans
Dompter et chevaucher mon temps
Être le geste qui engage
L'avenir repensé
Artisan du retour
Au simple rituel d'amour
Être, mourir pour mieux renaître
Des mensonges d'antan
Et n'être rien qu'un être
Vivant
Pour aimer jusqu'à la mort
Et au-delà peut-être
Être l'âme séparée du corps
Pour aimer jusqu'à la mort
Même au-delà encore