Ce premier déjeuner de Janvier
était consacré à la TRANSMISSION, et nous n'aurions pas pu faire entrer une souris, tant le petit salon de Chez Julien était plein ! Nous avons parlé de ce que nous avons reçu, de ce que nous avons envie de perpétuer ou non, de ce que c'est que "transmettre avec amour", à une époque où nous avons surtout besoin de faire du neuf.
Quand je songe à ma propre histoire d'amour avec la transmission, les deux sont si liées que c'est quasiment la même chose. On ne parlait pas d'amour quand j'étais petite : pas de mots, pas de déclarations, ce n'était pas le mode pour qu'il circule. L'amour était plutôt une sorte de bain chaud, dans la cuisine où ma grand mère s'affairait dès 6h du matin.
Quand je sortais du lit, elle me faisait mon café au lait où je trempais une grosse tranche d'un cake à l'anis dont la recette se transmet de mère en fille chez
nous. Je savais que c'était dimanche parce que ça sentait la sauce tomate,
c'est à dire le laurier et l'ail cuit. Le bocal de citrons confits au
vinaigre, (qu' elle refermait bien vite en me voyant froncer le
nez), parlait, comme une annonciation, d'un tagine qui se serait mis
mystérieusement en route sans qu'il y paraisse autrement, et arriverait à
l'heure pour le diner.
L' odeur métallique des épluchures de citrons frais entassés sur le coin de l'évier m'apprenait que la gazinière avait
déjà été récurée à fond, tandis que les paroles de ma grand-mère me remettaient en
mémoire dès le matin qu' "on ne jette jamais les peaux des citrons avant
qu'ils n'aient nettoyé les cuivres de la cuisinière ou blanchi les mains après
l'épluchage des légumes".
J'entendais litteralement l'amour couler avec
le gargouillis magique du lait, de la petite casserole d'émail du même bleu que le gaz, à mon bol où elle ajoutait juste ce qu'il fallait d'un café
de la veille, ainsi que l'exigeait mon goût sourcilleux : un café fait du matin
aurait tout simplement gâché mon petit déjeuner !
Si le breuvage était brulant,
elle le transvasait adroitement dans un autre bol, rinçait le premier sous l'eau froide, puis le remplissait à nouveau. Le café au lait, perdant
quelques degrés pendant ces opérations de sorcellerie primaire, arrivait devant
moi sur le formica chiné de la table, juste chaud, juste sucré, de l'exacte
nuance de caramel au lait qui m'enchantait, ayant gagné au passage outre la
grosse mousse crémeuse à la surface, une seconde, une troisième dose d'amour...
Je chauffais mes paumes aux flancs côtelés de l'épais calice rose qui m'offrait son filtre embué d'anis, sablé par les graines de sésame et les miettes du gateau. Ma grand-mère me regardait manger,
son torchon à la main et la main sur la hanche, et je savais que j'étais en train de la réjouir
profondément, rien qu'en me régalant.
Ainsi pour moi dans ce temps-là, la tendresse dont j'étais l'objet se mesurait à l'aune de l'attention de ma grand-mêre à me
combler avec exactitude, comme une jeune princesse dont la satisfaction aurait
plus de prix que tout le royaume. Ainsi, dans une cuisine modeste et sans
grâce, par la vertu d'un chaleureux regard, souriant à ma moustache de crême et à mon ravissement comme aux meilleures assurances de ma bonne santé et de mon
fleurissement, ai-je appris que j'étais importante, que j'étais aimée, que je
pouvais survivre à mes peines absolues d'enfant.
Ainsi ai-je reçu les
enseignements qu'à mon tour j'ai transmis, liant pour jamais dans ma vie et
dans celle de mes proches, je crois, la sensorialité - chaleur,
appétissants parfums, goûts, matières, couleurs, voluptueux touchement du
palais - avec l'amour inconditionnel et
l'art de prendre soin, qui sont les savoirs ancestraux de ma lignée de femmes...
liant la transmission à la cuisine,
la cuisine à l'amour,
l'amour au plaisir,
le plaisir au savoir,
le savoir à un goût pour la transmission
qui forme la trame même de ma vie.