No man's land
Lors de mon dernier séjour dans le sud, on m'a menée en visite chez une figure du pays. Elle a une laiterie et 30 chèvres dans les collines, à une demie heure à pieds du village.
Six heures sonnaient au campanile, tout en bas, tandis que je montais le petit raidillon en épingle à cheveux qui y conduit. Je commençais à me croire dans l'aride sentier qui mena au paradis le bon curé de Cucugnant, quand je rencontrai une machine à laver déglinguée parmi les graminées, une corde à linge oblique, rompue et renouée 10 fois entre ses montants bancals, puis des outils rouillés nappés d'une épaisse couche de liserons. Plus loin une imposante pierre d'évier calait contre un arbre un charmant portillon de bois et des voliges que les saisons achevaient de défaire.
Six heures du soir au début de l'automne, l'heure qui prodigue un or égalitaire sur le ciel, les monts et les toits, sur le pommier croulant sous ses fruits piqués, trop nombreux, trop petits, faute de taille et de soins, et sur les épaves à son pied.
Une femme mince et brune et vive, aux allures d'adolescente, attendait là-haut sur son seuil dominant la vallée, en jean-bascquettes-t-shirt, courte de gestes et de paroles, avec les yeux plissés d'un rire prompt et bref comme le reste.
Avant de lui sérer la main, je savais le principal: point d'homme depuis bien longtemps dans cette maison, dans la vie, dans le lit de cette femme encore jolie. Et une heure avec elle autour d'un verre de vin ne m'en apprit pas davantage, car ce que les abords de sa maison avouaient indiscrètement, elle le taisait dans un rire défensif, semblable dans son élan tronqué au recul élastique et buté d'une cavale qui bronche en tirant sur le mors.
Seule? (Un mouvement du menton plein de défi, un clin d'oeil) Oui ! Toute seule ! Elle a eu cette maison avec un homme, autrefois, et même trois enfants. Il y a longtemps, 25, 30 ans. Un rire de biais tire sa bouche à droite tandis qu'un haussement d'épaule mime le geste, inconscient et nerveux comme un tic, de se débarrasser d'un sac trop lourd. Un geste qui dit et redit : "Pas besoin ! Pas besoin d'un homme!" Et un hochement de tête, un regard lointain, un mouvement inachevé et vague de la main m'apprirent que d'autres hommes plus tard avaient monté le raidillon, étaient restés parfois longtemps, puis s'en étaient allés aussi. Un nouveau tour d'épaule souligne sans mot: " Un homme? Pourquoi faire?"
Pourquoi faire? Pour rendre sa maison et sa peau plus douce, peut être. Pour débarrasser son jardin et sa vie des souvenirs pesants. Pour polir son sourire incisif, faire briller de tendresse, de plaisir ou même de rage ses yeux mouillés par la seule fumée solitaire des cigarettes. Un homme pour la douceur et la chaleur. Un homme pour tailler ses arbres et élaguer du même coup le bois mort qui empêche une femme de fleurir encore et encore jusqu'à la fin. Un homme pour couvrir d'une chair sensible et joyeuse son joli petit corps durci.
Je ne dis rien, elle n'a rien demandé. Elle ne se confiera pas, elle n'avouera pas. Peut être même a-t-elle dépassé ce point où le manque blessant crie et s'épanche, ce point après lequel la peau sevrée devient muette: le renoncement à l'amour. Le gracieux portillon de bois a attendu trop longtemps contre le pommier, il n'est plus récupérable. Encore ce tour d'épaule pour taire et avouer dans une même abdication cette fatigue, ce découragement, porté sur des années et des années: un homme, c'est si difficile... Impossible!
Oui, c'est difficile. Un couple, c'est difficile. C'est un ouvrage jamais achevé sur le métier des jours et des nuits. J'ai remarqué que ce sont les femmes les plus fortes qui renoncent les premières. Ou bien les plus idéalistes. C'est qu'elles peuvent croire qu'elles se passeront des hommes, qu'elles s'en passent bel et bien. Elles font plus que survivre sans homme, bien sûr, elles triomphent, elles éclatent de joie d'être débarrassées d'eux, du labeur de les déchiffrer, de l'espoir toujours déçu d'en être comprises, délivrées du joug de cette relation exigeante qui, comme un nourrisson vorace, demande une attention et un service de chaque instant.
Elles sont joyeuses de cette mutilation qui leur évite tant de maux de l'âme et parfois pire encore. Mais leur rire, comme le chant d'une cloche fêlée refroidit avant d'être né, sans possibilité d'envol et me pince le cœur. Les femmes peuvent se bercer de l'illusion qu'elles peuvent renoncer aux hommes. Mais savent-elles que le prix est de renoncer à être des femmes?
Ce soir, elle descendra au village avec son accordéon, jouera pieds nus, en jupon, le sourire oblique, la cigarette lui piquant les yeux. Elle fera danser ses amis d'enfance sur des rengaines du pays. Parmi eux, peut-être quelques uns de ces hommes dont elle s'est fièrement défaite par fidélité involontaire à ses rêves d'adolescente, feront valser ses anciennes copines de classe.
En écho positif à cet article
le thème du prochain Networking lunch Mardi 20 novembre sera:
ODE AU MASCULIN !
Le meilleur de ce qu'on aime chez un homme !
Ca fait du bien de le dire, de le redécouvrir, de l'entendre !
Loin des poncifs, un networking pour
évoquer la différence irréductible et la célébrer
comme une chance !
Venez, pas seulement les filles !
Les messieurs sont attendus pour entendre dire
du bien d'eux ! (cliquez sur l'image )
Très beau et puissant texte mais qui berce et remplit mon coeur d'une douce et subtile mélancolie.
Merci Carole pour ce partage!
Rédigé par : marina | 31/10/2012 à 16h47